Il y a une ligne étroite qui relie le passé et le présent dans les sculptures allongées et fragmentées de François Mayu. Chaque œuvre est née des vestiges de la Grande Guerre, glanés sur le Chemin des Dames, en Picardie. C'est là que, durant plusieurs semaines, il arpente chaque hiver, et parfois au printemps, les parcelles labourées à la recherche de vestiges de la Première Guerre mondiale. Vestiges qui, cent ans après, affleurent en surface.
Je prends un train un matin de printemps à partir de Paris et descends à Laon. Il me rejoint à la gare et nous partons ensemble dans sa voiture. Nous traversons de magnifiques paysages champêtres. Finalement, nous nous arrêtons et commençons à marcher. Il a la bénédiction des agriculteurs d'aller et venir. Après tout, il vient ici depuis 2000. Un paysan le voit arriver, ils se saluent amicalement. Il ramasse les pièces métalliques tordues et rouillées qui, selon un phénomène physique, remontent inexorablement à la surface de la terre. Il est difficile d'imaginer que cette terre paisible fut un champ de bataille.
Plus tard, il m'emmène dans une « creute » (ancienne carrière à flanc du plateau) où nous trouvons des bouteilles de vin abandonnées par des soldats cachés. C'est un sentiment étrange et surréel d'imaginer des garçons de 19 ans, français, allemand, anglais… se protégeant des bombardements, effrayés, s’accrochant à la vie dans ce moment de repos. Nous découvrons un obus intact à l'orée d'une forêt. Un arbre a poussé autour. Dans les cas où il trouve un obus non explosé de gros calibre, il plante un fanion afin d’en avertir l’agriculteur qui contactera le service de déminage. Évacuées par leur soin les munitions sont détruites sur un terrain militaire de proximité.
Il m'emmène dans un cimetière français où, sur de simples croix blanches, je lis nom après nom de jeunes gens; des garçons jeunes qui n’ont souvent à peine que 18 ans. Ils ont été unis dans la mort; Musulman, juif, chrétien… La mort ne fait aucune distinction. Je pense à mes neveux, des adolescents du même âge et je les imagine devoir mener cette guerre qui a tué des millions de personnes. Plus tard, nous nous rendons au cimetière allemand de la Malmaison où, rangées après rangées, reposent sous de simples croix noires 11850 soldats de la Deuxième Guerre mondiale.
La bataille du Chemin des Dames, également appelée deuxième bataille de l'Aisne, a eu lieu pendant la Première Guerre mondiale. Elle débute le 16 avril 1917 à 6 heures du matin avec la tentative française de briser le front allemand entre Soissons et Reims en direction de Laon. La bataille dura jusqu'au 24 octobre 1917 avec de très lourdes pertes des deux côtés.
On estime près de 200 000 hommes du côté français sont morts après deux mois d'offensive. Chaque division a perdu en moyenne 2 600 hommes sur le Chemin des Dames. Les tirailleurs sénégalais, en particulier, ont perdu plus de 7 000 hommes sur 16 500. Quant au bilan du côté allemand, on a estimé qu'en juin 1917, les pertes allemandes étaient d'environ 300 000 hommes.
De retour à Paris, je rencontre François dans son atelier sur la rue Robert Fleury. C’est un petit espace à l’intérieur d’une ancienne boutique. Une grande vitrine permet aux passants de voir à l'intérieur, l’artiste au travail. Il me montre sa collection de fusées d'obus, de douilles, de barbelés, de balles et autres vestiges… rouillés mais toujours empreints d'une signification sombre et omniprésente. Parmi ces sinistres rappels de carnage et de mort, il choisit des pièces qu'il soudera ensemble pour créer ses sculptures.
Lors d'une autre visite, nous nous retrouvons à la fonderie Susse, la plus ancienne de France encore en activité, dont les illustres clients comprenaient Brancusi, Giacometti, Mirò. François leur a apporté une cinquantaine de kilos de fragments en cuivre et laiton qui seront fondus et coulés pour ses sculptures. C’est une renaissance pour ces métaux initialement destinés à détruire. Depuis 18 ans maintenant, François revient à maintes reprises sur les anciens champs de bataille. Enfant, les récits de la terrible guerre qui a détruit la vie de tant de personnes l'ont marqué. Son grand-père maternel, Benjamin Bourlier, faisait partie des centaines de milliers de Poilus blessés à Verdun. Enfant, il est devenu obsédé par cette guerre; documentaires télévisés, photos et articles l'ont éveillé à ce moment incompréhensible de l'histoire où tant de vies ont été perdues. À son arrivée au Chemin des Dames, il était adulte. Au début, il a passé 3 ans à méditer, à s’imprégner du plateau. Il a peint la ligne d'horizon énigmatique.
Arpenter inlassablement les parcelles labourées, saturées d’éclats d’obus emprisonnés dans leur gangue de rouille, de terre couleur Sienne, terre de l’Aisne ; vestiges d’une violence inouïe, stigmates de la formidable
canonnade.
Ne jamais fouiller, ne jamais violer le sol, mais simplement glaner, grâce à la complicité involontaire des agriculteurs, ces fragments d’acier et de plomb qui sans cesse me questionnent : quelle a été leur histoire dévastatrice ?
Les assembler, ériger des silhouettes aujourd’hui apaisées, des colonnes « Pour quelle victoire ? ». C’est me perdre dans le brouillard, m’asseoir dans les labours, réfléchir, ressentir, me laisser absorber par la terre.
Pour François, un élément essentiel dans son travail est le caractère transformateur des sculptures; elles deviennent un agent qui soutient des vies au lieu de les détruire. Il fait don d'une partie de ses bénéfices à l'ASP Fondatrice, une associationd’accompagnement et de développement des soins palliatifs. Depuis dix-huit ans il accompagne des personnes malades à l’Institut Curie. C’est un geste beau et pur qui cherche la rédemption de ces matériaux qui ont causé tant de douleur et de souffrance.
Plateau énigmatique que je sillonne avec émotion et respect. Ces années d’imprégnation justifient mon engagement artistique : assembler ces éclats d’obus pour témoigner de l’indicible, créer des corps meurtris, universels.
Finalement, je retourne vivre au Canada. Plusieurs mois passent et je reçois un mail de François.
Je ne t’avais pas raconté ce qui m’est arrivé lors de mon dernier séjour au Chemin des Dames:
Arpentant une parcelle au Poteau d’Ailles en compagnie de deux camarades nous avons découvert deux baïonnettes et des cartouches en lisière de forêt. Grattant un peu je suis tombé sur un fragment de mandibule et quelques autres os. Ayant marqué le lieu, j’ai prévenu un ami responsable de la mission du Centenaire pour l’Aisne. Nous y sommes retournés samedi 10 et nous avons dégagé un peu plus la terre. D’autres os sont apparus ainsi que près d’une centaine de cartouches de mitrailleuses. La gendarmerie étant fermée, nous avons déposé les vestiges au musée. J’ai regagné Paris le 11. J'ai appris que c’était bien deux corps qui reposaient là. Hier soir, 23 décembre, j’ai eu confirmation qu’ils avaient été identifiés: Mahama Alidji et Francis Tardivel, tombés le 16 avril 1917.
Deux gamins de 22 ans, nés à des milliers de kilomètres l’un de l’autre, perdus ensemble. Ils pourront maintenant rejoindre leurs camarades d’infortune dans une nécropole. Une nouvelle particulièrement émouvante en cette période de Noël.
Quant l’art et la grande histoire se rencontrent.
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